Agent Orange

Tran To Nga : procès, médias et mobilisation

Par Francis Gendreau

23 mars 2021

Source : https://www.aafv.org/lagent-orange/tran-to-nga-proces-medias-et-mobilisation

Introduction

La séance des plaidoiries du procès intenté par Mme Tran To Nga contre les firmes étatsuniennes ayant fabriqué l’agent orange pendant la guerre du Vietnam, séance qui s’est tenue le lundi 25 janvier 2021, est un événement important, objet de ce papier. Grâce à l’action du Comité de soutien à Tran To Nga (que nous appellerons ci-dessous par son prénom « Nga ») (2), les médias lui ont consacré de nombreux articles que nous utiliserons (3).

Ces articles ont le plus souvent commencé par situer l’événement en ce qui concerne d’une part la guerre du Vietnam, d’autre part le parcours de Tran To Nga, deux points que nous traitons rapidement avant d’en venir à l’événement lui-même :

1. L’agent orange et la guerre du Vietnam (4)

Rappelons que, durant la guerre du Vietnam, l’armée étatsunienne procède à des épandages massifs de défoliants sur le Vietnam afin de raser le couvert végétal pour empêcher les résistants du Front national de libération du Sud-Viêt Nam de s’y camoufler, et de détruire les récoltes et le milieu de vie (chasse et cueillette) pour affamer les populations villageoises et les empêcher d’accueillir et de nourrir les combattants. Comme le rappelle Charlie Hebdo (31/01), c’est le président Kennedy (avec McNamara comme secrétaire à la Défense) qui lance cette opération (baptisée « Ranch Hand ») qui va durer jusqu’en 1971.

De nombreux produits sont employés pour ces épandages, dont l’agent orange, le plus utilisé, contenait une substance extrêmement toxique : la dioxine. C’est un produit particulièrement stable, ne se dégradant que lentement et s’intégrant dans la chaîne alimentaire. Sa puissance toxique, “absolument phénoménale, est 13 fois plus importante que celle des herbicides comme le glyphosate par exemple », rappelle Valérie Cabanes, juriste en droit international, experte auprès de la Stop Ecocide Foundation et Présidente d’honneur de Notre Affaire à Tous.

C’est à ce propos que le terme « écocide » est utilisé pour la première fois en 1970 par le biologiste étatsunien Arthur W. Galston. Mais l’histoire a jusqu’à présent occulté le scandale de cette guerre chimique, pourtant la plus importante de l’histoire de l’humanité. Comme le dit le pcf du Littoral (25/01), « lorsqu’on est la puissance mondiale incontestable le crime est impuni ».

2. Le parcours de Nga

Les articles de la presse s’appuient sur des interviews de Nga ainsi que sur sa passionnante autobiographie écrite en 2016 avec Philippe, Broussard (5). Cette « fille du Mékong » s’est engagée d’abord contre le colonialisme français puis contre l’impérialisme américain. Pendant la guerre du Vietnam, elle était correspondante de guerre de l’Agence Giai Phong. Elle a vécu et travaillé de 1966 à 1972 dans des régions touchées par l’agent orange (Cu Chi, Long Binh et le long de la piste Ho Chi Minh). Fin 1966, elle subit un épandage d’agent orange. Elle met au monde trois enfants, dont l’un meurt d’une affectation cardiaque (la tétralogie de Falot) à 17 mois et le second est atteint d’alpha-thalassémie. Elle souffre elle-même de nombreuses maladies. Il lui a fallu des années pour comprendre que l’agent orange était la cause de toutes ces pathologies.

Nga, Franco-Vietnamienne, aujourd’hui âgée de 79 ans, entame au soir de sa vie un nouveau combat, celui pour la justice. Elle le mène non pas pour elle, mais pour toutes les victimes vietnamiennes de ce poison. Comme l’écrit Politis (21/01), « L’indépendance, la liberté, la justice : toute sa vie, Tran To Nga a été guidée par ces valeurs » et « La ténacité, la patience et la douceur de Tran To Nga sont devenues des armes redoutables contre les multinationales de l’agrochimie se pensant intouchables. »

Après ces deux brefs rappels, nous pouvons aborder la question du procès, d’abord en en présentant le contexte, puis en détaillant la séance des plaidoiries du 25 janvier. En conclusion, nous envisagerons l’avenir.

I. le contexte du procès

1. La plainte

En 2014, Nga assigne donc en justice devant le tribunal judiciaire d’Évry dans l’Essonne, son département de résidence, les sociétés étatsuniennes (Monsanto, Dow Chemical, Hercules…) accusées d’avoir fabriqué et fourni à l’armée étatsunienne l’agent orange. La plainte est déposée en civil (et non en pénal).

C’est en 2009, à l’occasion du tribunal d’opinion en soutien aux victimes vietnamiennes des défoliants qui se réunit à Paris, que Nga, avec l’appui d’André Bouny, artiste et militant contre la guerre du Vietnam et l’agent orange, envisage de mener cette action en justice. Mais il lui faut alors attendre la loi de 2013 autorisant une victime de nationalité française à saisir la justice française pour un tort commis par un tiers étranger à l’étranger.

Il faut aussi se rappeler que le gouvernement fédéral étatsunien s’est mis lui-même juridiquement hors de cause en décrétant son immunité pour tout acte commis en temps de guerre. D’où la seule possibilité : attaquer les firmes.

Il ne s’agit pas pour elle de toucher un dédommagement, mais que justice soit faite au nom de toutes les victimes et pour dit-elle  » ouvrir le chemin pour d’autres victimes ». J’agis pour que les crimes de guerre et contre l’humanité des États-Unis d’Amérique ne soient pas oubliés. » « Ce n’est pas pour moi que je me bats, mais pour mes enfants et ces millions de victimes. »

« C’est un procès historique, car la priorité est d’obtenir une décision de justice qui reconnaisse pour la première fois la responsabilité des sociétés américaines à l’égard des victimes. Si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique sur lequel d’autres victimes pourraient s’appuyer pour initier d’autres procédures, en France ou ailleurs », détaille Me Amélie Lefebvre (Politis, 21/01).

2. Un combat pour la justice, pour l’histoire et contre l’écocide

Nga est défendue dans ce procès par trois avocats qui font ce travail gracieusement : Mes William Bourdon, Bertrand Repolt et Amélie Lefebvre. Pour William Bourdon, « l’enjeu de ce procès est considérable, sur les plans judiciaire, symbolique et historique. » (L’Humanite, 25/01).

Comme le dit Nga, ce procès est « un procès pour savoir si la vie des humains et de la nature est supérieure ou non aux profits des multinationales, un procès pour dire quelles sont nos valeurs. » « Souvent on me demande ce que j’attends de ce procès. Si notre but était de gagner une grosse somme d’argent, ce serait peut-être une défaite. Mais si c’est de faire connaître le drame de l’agent orange dans le monde entier, alors avec ce procès pédagogique, unique, politique, historique, on peut avancer. » (Le Monde, 19/01).

De plus, à travers ce procès historique, elle entend participer à la reconnaissance internationale du crime « d’écocide ». Car les épandages d’agent orange constituent un crime contre l’humanité, mais également un écocide. Marie Toussaint, députée d’Europe Écologie-Les Verts et co-fondatrice de Notre Affaire à Tous, met l’accent sur la légitimité de ce combat : « C’est un procès contre l’écocide, un procès contre de grandes firmes multinationales qui détruisent impunément la planète et empoisonnent les populations. »

3. Le Comité de soutien à Nga

Le Comité de soutien à Tran To Nga, coordonné avec efficacité par Thuy Tien Ho, s’est beaucoup mobilisé, en particulier depuis l’automne 2020. Toutes les associations membres ont participé activement à cette mobilisation, notamment l’AAFV, le Collectif Vietnam Dioxine et l’UGVF.

Nous évoquerons ici deux des principales actions de ce Comité de soutien dans la période récente : la lettre de soutien et la conférence de presse.

Élaborée en octobre 2020, une lettre de soutien au combat de Nga a fait l’objet d’une campagne de signature menée par les bénévoles des associations membres1. Cette campagne a connu un succès certain puisqu’en 3 mois, près de 200 signatures ont été obtenues, parmi lesquelles celles de syndicats et d’associations (dont CGT, FSU, UNEF, SOS Racisme, Ligue des Droits de l’Homme, etc.), d’anciens ministres, de sénateurs/trices, de député.e.s, de maires, de conseillers régionaux ou départementaux, de personnalités (artistes, chercheurs, écrivains, enseignants, journalistes, juristes, médecins, universitaires, etc.), de responsables politiques et d’associations.

Par ailleurs, pour sensibiliser les médias à ce procès, une conférence de presse s’est tenue le 21 janvier au siège de l’UGVF. Cette sensibilisation a porté ses fruits puisque certains journalistes étaient à nouveau présents le 25 au Tribunal d’Evry, et que la couverture médiatique (presse, radios et télévisions, sites Internet, réseaux sociaux) qui s’en est suivie témoigne d’un fort et chaleureux soutien de l’opinion publique au courageux et juste combat de Nga.

Sans possibilité d’être exhaustif, citons : pour la presse, Libération, Le Monde, L’Humanité, Le Parisien, Charlie Hebdo, Le Point, l’Obs, Politis ; pour la radio, Radio Classique, France Info, France Inter, France Culture ; pour la télévision, France 3, France 5, M6, Arte, TV5 Monde ; pour les sites Internet, Médiapart, La Relève et la Peste, Mademoizelle, Causette.

Les médias étrangers s’y sont également intéressés, au Vietnam bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Canada, au Japon, aux États-Unis, en Russie.

4. Les débuts du bras de fer de « David contre Goliath »

Après la plainte déposée le 11 juin 2014 et l’ouverture du procès le 16 avril 2015, il faut attendre l’audience du 15 décembre 2016 pour que le dossier commence à être traité sur le fond. L’audience prévue le 1er juillet 2019 est ensuite reportée au 4 novembre, puis au 16 décembre. La date des plaidoiries est fixée au 12 octobre 2020, puis au 25 janvier 2021. Il aura donc fallu pour y parvenir six ans et dix-neuf reports d’audience et « une kyrielle d’obstructions soulevées par la partie adverse » comme le dit Nga !

Pendant six ans, les avocats des parties s’affrontent dans la phase très procédurale de « mise en l’état », consistant à échanger les arguments par écrit, à soulever toutes les questions préliminaires essentielles avant que le dossier ne soit jugé sur le fond. « Ainsi, des 26 sociétés ciblées, il n’en reste que 14 aujourd’hui, certaines ayant apporté les preuves qu’elles ne fabriquaient pas l’agent orange à l’époque, d’autres s’étant évaporées au fil des années (défaillance, absorption par d’autres entreprises…). » (Politis, 21/01).

Au cours de toutes ces audiences, les avocats des sociétés étatsuniennes ont adopté une tactique classique en demandant de multiples documents pour ralentir la procédure, pour que l’action de Nga soit jugée irrecevable. Par exemple, elles ont réclamé la preuve que Nga était bien employée de l’agence Giai Phong et qu’elle était présente dans les zones d’épandages (contrat de travail, bulletins de salaire, ordres de mission, rapports d’activité), documents dont le tribunal a tout de même considéré qu’il était déraisonnable de les exiger compte tenu de la situation de guerre…

II) La séance des plaidoiries du 25 janvier 2021

1) Le déroulement de la séance

Au début de la séance, une difficulté particulière apparaît, relative aux pièces du procès, concernant les pièces 19 à 27 (parmi les 82 pièces) : la numérotation n’est pas bonne. La présidente insiste par 3 fois sur cet incident. Pour le cabinet Bourdon, il ne s’agit que d’un problème de conception du dossier de plaidoirie. La salle est suspendue à ces échanges techniques, la crainte planant que la séance soit à nouveau reportée. Les juges se retirent une dizaine de minutes. A leur retour, la présidente rappelle qu’il s’agit d’une procédure écrite et insiste auprès de la partie adverse pour vérifier que cet incident ne pose pas de problèmes. Ce à quoi il est répondu que tout est bon et qu’il ne s’agit que d’une erreur et non d’un stratagème. Les plaidoiries peuvent enfin commencer.

La séance se limite à une journée, le 25 janvier. Les trois avocats de Nga plaident en premier et n’ont que 90 minutes pour défendre son dossier.

La quinzaine d’avocats des quatorze sociétés qui restent assignées dans cette affaire bénéficient de plus de quatre heures réparties entre la fin de matinée et toute l’après-midi. Il n’y a pas de débat. Les avocats des firmes refusent de façon virulente que la présidente du tribunal donne la parole à Nga à la fin de l’audience, arguant « qu’elle avait déjà trop parlé dans la presse… »

Signalons enfin que, si tous les articles dont nous avons eu connaissance ont rendu compte fidèlement et sereinement de cette séance de plaidoiries, il y en a eu un (Le Point, 25/01) dont l’auteur n’a visiblement rien voulu comprendre au combat de Nga en écrivant qu’elle « réclame des dizaines de milliers d’euros de dommages et intérêts ». Vouloir faire croire que Nga se bat pour l’argent démontre une grande ignorance de sa personnalité et est une insulte à son égard.

2) Les arguments des firmes

Les avocats des entreprises étatsuniennes « nient toute forme de responsabilité » (RFI, 25/01) et ont une ligne de défense qui repose sur trois piliers : d’abord, ils contestent la compétence des tribunaux français et demandent l’immunité de juridiction car les entreprises n’auraient fait qu’obéir aux ordres de l’État américain en temps de guerre, puis ils affirment que la toxicité de l’agent orange n’était pas connue à l’époque de sa fabrication, enfin ils remettent en cause la qualité de « victime de l’agent orange » de la plaignante.

a) Les firmes ne se considèrent pas responsables et contestent la compétence des tribunaux français

« A l’audience, les conseils des multinationales mises en cause ont plaidé l’incompétence du tribunal d’Evry pour traiter de ce dossier. Arguant que ces sociétés agissaient sur l’ordre d’un Etat et pour son compte, le conseil de Monsanto, Me Jean-Daniel Bretzner, a fait valoir à l’AFP que la juridiction française n’était pas compétente à juger de l’action d’un Etat étranger souverain dans le cadre « d’une politique de défense en temps de guerre. » (L’Obs, 25/01). « Votre tribunal ne peut contrôler l’acte d’un État souverain étranger, surenchérit Laurent Martinet, défendant Dow Chemical, incitant la présidente du tribunal à ne pas commettre ce que la Cour de cassation nomme un excès de pouvoir » (Le Point, 25/01).

L’avocate d’Occidental Chemical Corporation, Me Brigitte Daille-Duclos, insiste : « Si nous l’avions voulu, nous n’aurions pas pu stopper sa production en raison d’une loi américaine qui oblige les entreprises privées à participer à l’effort de guerre sous peine de sanctions pénales » (Charlie Hebdo, 3/02). Et Me Rosenfeld, conseil de l’entreprise Hercules, interroge le tribunal : « Votre tribunal a-t-il autorité de dire qu’il ne fallait pas protéger les troupes américaines face aux assauts vietcongs ? » (Politis, 27/01).

Les entreprises ne se considèrent donc pas responsables et estiment n’avoir fait qu’obéir aux exigences impérieuses du gouvernement américain (Rfi, 25/01). Bayer (Monsanto) explique ainsi que l’agent orange a été fabriqué sous la seule direction du gouvernement américain à des fins exclusivement militaires et que c’est donc lui qui est responsable de son utilisation.

b) Selon les firmes, la toxicité de l’agent orange n’était pas connue à l’époque de sa fabrication

Les sociétés assurent ainsi qu’à l’époque, personne ne connaissait la très haute toxicité de ces produits (RFI, 25/01). Certains des avocats apportent des nuances à cette affirmation.

Par exemple, Politis (27/01) rapporte que, selon Me Martinet, conseil de Dow Chemical, le gouvernement américain était parfaitement informé des conséquences sanitaires connues, à savoir la chloracné. Son client aurait tout mis en œuvre, dès les années 1960 et l’incident dans son usine qui a contaminé les salariés, pour corriger la méthode de fabrication, jusqu’à atteindre une « politique zéro dioxine » avant la livraison du premier lot d’agent orange pour le Vietnam en 1965. De son côté, Me Rosenfeld, conseil de l’entreprise Hercules, conteste la mise en cause du mode de fabrication, le « subterfuge du vice de fabrication », attestant qu’en 1967, Hercules est passé de deux à trois cuves et n’a pas accéléré sa cadence, ni la température pouvant renforcer la toxicité du produit.

c) Enfin, les firmes remettent en cause la qualité de « victime de l’agent orange » de la plaignante

Les avocats des firmes chimiques ont été cyniques, voire odieux, proférant des accusations cruelles et mensongères à l’encontre de Nga. Ils ont nié avec aplomb que les maladies dont elle souffre étaient dues à la dioxine alors qu’elles figurent sur la liste reconnue au plan international, et ont soutenu que le lien de causalité entre ses pathologies et l’exposition à l’agent orange n’était pas établi (Huffingtonpost, Le Point, 26/01).

Les avocats des entreprises étatsuniennes n’ont reculé devant rien pour discréditer la parole de la plaignante. Ils ont balayé la maladie de sa fille, morte dans la jungle des suites d’une malformation cardiaque : « Cette maladie est due à la malnutrition », assène Me Brigitte Daille-Duclos, avocate d’Occidental Chemical Corporation. La même égrène chacune des maladies dont souffre Nga et estime que le lien avec l’agent orange n’est pas établi. « Ce sont des maladies dues à sa vieillesse », déclare-t-elle (Charlie Hebdo, 3/02)

Ils sont enfin allés jusqu’à dire que, lorsqu’elle a reçu les examens de sa prise de sang indiquant la présence de dioxine, « elle a pleuré de joie ». Mais, de façon contradictoire, ils ont indiqué que Nga « n’a pas plus de dioxine dans le sang que vous et moi »…

3) Les arguments des avocats de Nga

a) Les tribunaux français sont compétents

En réponse aux nombreuses fins de non-recevoir avancées par les entreprises étatsuniennes, argument classique, William Bourdon a dit : « Nous nous y opposons fermement en nous appuyant sur des dispositions de droit national, européen et international. Il y a de nombreux exemples dans l’histoire où des multinationales ont tenté d’imposer le fait du prince ou la force majeure, considérant qu’elles devaient être irresponsables au motif qu’elles ne faisaient qu’obéir à un ordre politique. Nous sommes plutôt confiants puisque le droit a plutôt évolué en faveur d’une responsabilisation accrue des acteurs privés y compris lorsqu’ils prétendent avoir agi sous l’impulsion du pouvoir exécutif. » (Vnexplorer, 26/01).

« Ce commandement de l’autorité légitime n’est pas exonératoire, a jugé Me Bourdon, citant le principe de refus d’obéissance à un gouvernement si l’ordre donné est criminel et illégal, principe érigé depuis Nuremberg » (Le Point, 25/01). « Les temps ont changé. Il faut que vous mettiez fin à la culture de l’impunité, que vous reconnaissez l’écocide causé par l’agent orange », a martelé William Bourdon (Rfi, 25/01).

Les firmes ne peuvent pas affirmer qu’elles n’auraient fait qu’obéir à une commande de leur gouvernement en temps de guerre. Ceci est doublement faux puisqu’elles ont répondu à un appel d’offres et que les États-Unis n’ont jamais officiellement déclaré la guerre. En effet, « ces multinationales, souveraines dans leur capacité de production, ont répondu à un appel d’offres, et non aux ordres de l’État américain. » (Rfi, 25/01). C’est ce qu’a mis en avant Me Bertrand Repolt, insistant sur la totale souveraineté des entreprises dans le processus de fabrication de l’agent orange et se référant à un document d’époque de la société Hercules parlant « d’appel d’offre ». (Politis, 27/01).

Finalement, comme le conclut Me Bourdon, les fabricants n’ont fait qu’obéir à une logique marchande : « Il n’y a pas eu de réquisition militaire mais un appel d’offre, et ils y sont allés en meute, en bande organisée. » (Politis, 27/01).

b) La toxicité de l’agent orange était connue

Les conseils de la plaignante arguent que l’Etat américain a été dupé par ces firmes sur la toxicité de l’agent orange.

Me Amélie Lefebvre s’est attachée à démontrer que les firmes de l’agrochimie étaient parfaitement conscientes de la toxicité du produit pour la santé humaine. Elle cite un document daté de 1965, dans lequel Monsanto évoque ce produit comme cancérigène puissant. (Politis, 27/01). « Selon elle, les firmes n’ont pas cessé la commercialisation du produit ultratoxique, car il était extrêmement profitable avec un acheteur : l’État américain. » (Le Point, 25/01). Surtout qu’à partir de 1967, le gouvernement américain ayant décidé d’intensifier les épandages et donc la production, « les soupçons de non-respect des précautions de fabrication pour accélérer le rendement pèsent lourdement sur les entreprises. » (Politis, 27/01).

Le site Aube digitale (27/01) insiste sur ce point : “Lorsque nous avons lancé le programme d’herbicide dans les années 1960, nous étions conscients des dommages potentiels dus à la contamination de l’herbicide par la dioxine”, a admis plus tard le Dr James R. Clary, ancien scientifique principal de la branche des armes chimiques du laboratoire de développement des armements de l’armée de l’air américaine. “Nous étions même conscients que la formule militaire avait une concentration en dioxine plus élevée que la version civile en raison du coût et de la rapidité de fabrication moins élevés”, a ajouté M. Clary. “Cependant, comme le matériau devait être utilisé sur l’ennemi, aucun d’entre nous n’était trop préoccupé”.

c) La plaignante est bien victime de l’agent orange

Les avocats de Nga ont rappelé que toutes ses maladies (ainsi que celles de ses filles et petits-enfants) sont sur la liste des pathologies liées à l’exposition à l’agent orange, établie en 1996 par l’Académie nationale des sciences des États-Unis.

Bien sûr, comme c’est un procès au civil, tout repose sur la charge de la preuve, et il est très difficile de démontrer « les liens de causalité entre ces pathologies et la dioxine contenue dans l’agent orange » (Politis, 21/01). Conscients de cette difficulté, les avocats de Nga « ont demandé que la justice tranche pour une expertise afin d’établir le préjudice physique et moral. » (Politis, 27/01).

Conclusion : et après ?

Le tribunal d’Évry devrait rendre sa décision le 10 mai 2021. Tous les amis de Nga et tous les militants des victimes de l’agent orange attendent cette date avec espoir et impatience. Nga indique ainsi : « Ce que je souhaite vraiment, c’est que des millions de victimes aient un espoir après ce procès ». (Mediapart, 23/01). Mais elle confie avec lucidité : « Je sais qu’après les plaidoiries il risque d’y avoir des demandes d’expertises médicales, des contre-expertises, éventuellement des appels… Nous avons encore des batailles à mener et je m’y prépare ». (Politis, 21/01).

Surtout que, quelle que soit l’issue de l’audience, il y aura forcément un appel : « Soit des firmes chimiques, qui ne peuvent pas se permettre de perdre. Soit de Tran To Nga, qui n’a plus rien à perdre. » (Reporterre, 25/01).

Signalons pour terminer le calendrier des événements depuis le 25 janvier.

Il y a d’abord eu le rassemblement du 30 janvier organisé Place du Trocadéro par le Collectif Vietnam-Dioxine en présence de Nga, mais aussi de Marie Toussaint et de Valérie Cabanes, qui a réuni plus de 300 personnes, dont des représentants du Parti communiste français, d’Europe Écologie les Verts et de la France Insoumise, ainsi que des maires de plusieurs villes, des syndicats, des associations comme Zéro Chlordécone-zéro poison dont le combat et le procès qu’elle intente ressemblent à celui de Nga.

À la suite de ce rassemblement, la presse, surtout étrangère, a continué à parler du procès. En particulier, l’interview de Nga par Associated Press au Trocadéro a été reprise en anglais au Japon, aux États-Unis, en Russie, en Australie, à Hong Kong, etc.

Parmi les événements à venir, avant et après le 10 mai, nous pouvons citer :

– La conférence de presse organisée le 3 Mai par le Comité de Soutien suite à la séance des plaidoiries du 25 janvier et dans l’attente de l’annonce le 10 mai des conclusions du juge.

– Comme chaque année, une marche organisée le samedi 15 mai partout en France pour manifester contre Monsanto et l’agrochimie. Cette année, celle du procès, sera particulière et on se mobilisera pour soutenir Tran To Nga quelle que soit la décision.

– Enfin, le 10 août, la célébration des 60 ans des premiers épandages d’agent orange.

Pour conclure cet article, nous nous contenterons de trois citations :

« Le combat ne fait que commencer. J’ai besoin de soutien moral pour avoir la patience et le courage d’aller jusqu’au bout. » (déclaration de Nga, Reporterre, 25/01).

« Est-ce si scandaleux d’espérer que la morale et la justice fassent bon ménage ? »(Politis, 27/01).

« La justice va-t-elle passer Monsanto au défoliant ? » (Charlie Hebdo, 3/02).

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(1) Avec la collaboration de trois relecteurs attentifs, Tran To Nga, Thuy Tien Ho et Jean-Pierre Archambault, que je remercie.

(2) Le Comité de soutien à Tran To Nga, fondé en 2017, est composé des associations suivantes : AAFV (Association d’Amitié Franco-Vietnamienne), AFAPE (Association française pour l’expertise de l’agent orange et des perturbateurs endocriniens), ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants), Cap Vietnam, CID Vietnam (Centre d’Information et de Documentation sur le Vietnam contemporain), Collectif Vietnam Dioxine, FaAOD (Fonds d’alerte contre l’Agent Orange/Dioxine), Le Mouvement de la Paix, Le Village de l’Amitié de Van Canh, Orange DiHoxyn, Sông Viêt, UGVF (Union Générale des Vietnamiens de France), VNED (Vietnam les Enfants de la Dioxine).

(3) Nous utiliserons ici les médias français, même si des médias d’autres pays ont traité cet événement, au Vietnam bien sûr, mais aussi en Allemagne, Espagne, Italie, Canada, etc. En France, parmi les journaux, nous mentionnerons en particulier Le Monde, Libération, Politis, Le Parisien, Le Point, Le Dauphiné Libéré et Charlie Hebdo. Mais nous n’oublierons pas les radios et télévisions (RFI, France Inter, etc.) et les sites Internet (Mediapart, etc.).

(4) Pour plus de détails, voir : Bouny André, 2010, Agent orange. Apocalypse Viêt Nam, éditions Demi-Lune, Paris, 416 p. ; AAFV, 2005, L’agent orange au Vietnam. Crime d’hier, tragédie d’aujourd’hui, Tirésias, Paris, 162 p.; Stellman (J. M.), Stellman (S. D.), Christian (R.), Weber (T.), Tomasallo (C.), 2003, The extent and patterns of usage of Agent Orange and other herbicides in Vietnam, Nature, Vol. 422, p. 681-687.

(5) Tran To Nga et Broussard Philippe, 2016, Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Stock, Paris, 303 p.

Rassemblement de soutien à Tran To Nga, place du Trocadéro, le 30 janvier 2021

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